« Torhild! »
Ses pas résonnaient avec violence contre les pierres qu'ils écrasaient, le son se perdant parmi les couloirs sombres. Il n'existait plus rien au monde, plus rien hormis Torhild Svendsen et elle. Une lueur rouge, sauvage, vrillait son regard en lui donnant une teinte plus cruelle que d'habitude, les pointes de ses canines s'étaient allongées comme lorsqu'elle s'apprêtait à mordre. Elle croisa le prêtre, qui refermait la porte d'une chapelle creusée dans le tunnel de pierre. Elle le toisa d'un air impérieux. Elle détestait les prêtres.
« Prêtre, où est Torhild? »
Le prêtre s'inclina bas.
« Princesse. Torhild s'est enfermé dans la salle du trône pour méditer avant la chasse. »
Elle réprima un frisson, et reprit sa marche, sentant le regard vénéneux du prêtre glisser contre sa nuque, son dos. Le rythme de sa marche effrénée ne faiblissait pas, ses bottes fouettant les dalles du sol comme si elles avaient voulu les briser. Son coeur battait à cent à l'heure, comme celle qui ouvre un coffre rouillé et perdu depuis des années sans savoir ce qu'elle va trouver à l'intérieur. Peut-être un simple chiffon sale, symbole ancestral d'une écharpe des temps anciens, peut-être le tableau qui ferait basculer le destin. La salle du trône. Porte d'ébène immaculée, immense au heurtoir d'or blanc, une longue main de vampire pâle et maigre. Elle ouvrit sans frapper. Le plafond était plus haut que celui d'une église, le chemin qui menait jusqu'au trône bordé de tapisseries et de lampes d'or allumées. Agenouillé devant le fauteuil ouvragé où siégeait autrefois la reine du clan Svendsen, Torhild étirait ses longs doigts blancs devant lui, jusqu'à frôler des ongles le pourpre du tapis qui descendait jusqu'en bas des marches. Il se releva, et se retourna. Ses yeux fauves fixèrent la jeune vampire. Elle le dérangeait, mais elle était la princesse, il ne pouvait la réprimander pour cette offense. Il comptait parmi les plus vieux vampires du clan, et il était le plus cruel, d'où son ascension dans la hiérarchie. Les morts avaient placé en lui des savoirs ancestraux et des meurtres incommensurables, il était la tombe qui renfermait des secrets inavouables. Sa barbe noire jamais blanchie faisait ressortir son nez aquilin, agressif, il était l'exact contraire de la blonde qui se tenait droite en face de lui, quelques mètres les séparant. Ses yeux bleus en forme d'amandes et ses lèvres rose pâle masquaient sa cruauté et sa violence. Elle était si jeune. Torhild remarqua en la sondant prudemment une lueur inhabituelle dans son regard, rougeâtre et incandescente, et décida d'être prudent.
« Princesse, que me vaut l'honneur d'une visite si soudaine, avant la chasse, en plus... »
Il avait marmonné la fin, sa mauvaise humeur ne pouvant s'empêcher de se manifester à un moment où un autre. Sa nièce était la seule à se permettre une telle interruption, et, s'il n'y avait pas eu cette lueur inquiétante dans ses yeux froids, il aurait puni ce manque de respect.
« Qui a tué ma mère, Torhild. »
Ce n'était pas une interrogation. C'était plus. Une affirmation haineuse qui laissait transparaitre qu'elle en savait plus qu'elle n'aurait dû. Torhild se pencha en arrière, son oeil glacial et sauvage fixant ceux de la fille de sa protégée.
« Nous avons déjà abordé ce sujet. Et tu connais déjà toute l'histoire, Pallas Almqvist. »
Pallas se raidit. Elle ne désirait pas faire entendre à Torhild qu'elle avait écouté les ragots des oiseaux de mauvais augure, mais il fut plus rapide à lire en elle, la mettre à nue.
« Tiens, tiens, tiens. La princesse aurait-elle des révélations à nous faire? »
Soudain, plus brutal, avançant d'un pas vers elle, un simple pas qui aurait mis à genoux n'importe qui, n'importe qui sauf elle.
« Qui t'a parlé? »
Pallas était à deux doigts de se transformer, de devenir furie, de lacérer ce vieux visage sanguinaire de ses griffes, de mordre chaque partie de son corps qu'elle pourrait atteindre.
« Je sais tout, Torhild. »
Sous le coup de la surprise, le vampire entrouvrit les lèvres, mais elle ne le laissa pas se reprendre, lui adressant le regard le plus vénéneux qu'elle pouvait.
« Je vous méprise plus que tout au monde. »

On entendit une trompette sonore dans la nuit, et des bruissements de capes inquiétants tout autour. Dans les ténèbres, un regard rouge perça. Des dents blanches et pointues, un ventre affamé. Les vampires sortaient chasser, répondant, hors d'eux, à l'algèbre du besoin qui résonnait dans la nuit et appelait au sang salvateur. Dans sa cape de plume, Pallasiri grimpait, courrait, sautait avec agilité, pas moins visible qu'une ombre dans le noir, à la recherche de sa proie. Ce soir, elle voulait faire grand. Le meilleur sang. Chasser lui procurait un plaisir catharsistique, une jouissance froide. Cachée parmi les fantômes, elle guettait les sorties des humains imprudents. Les boites de nuit, les parkings, les clubs coquins où se rendaient le plus souvent des humains gros et gras, remplis de sang onctueux et sucré. Elle décida d'aller plus loin, poussée par une fièvre excitante, plus loin vers les docks glacés. Les bateaux de nuit arrivaient de Stockholm. Elle n'avait jamais encore mordu un marin. Qui sait si leur sang n'avait pas le goût salé de l'eau, la tiédeur marine, un vrai festin de la mer. Un bar miteux éclairait les docks endormis, où quelques marins chantaient des rengaines suédoises démodées. Elle s'accroupit sur le côté, guettant la sortie, contre les tonneaux alignés en stock sur les rebords de la bicoque. Une voix se rapprochait de la porte. Voix masculine, grave et rocailleuse, visiblement, l'homme était rempli d'alcool à n'en plus pouvoir marcher. Elle sentit comme si elle la voyait sa main pousser la porte de bois, son pied dessiner une ombre dans l'embrasure dorée, et elle s'apprêta à bondir, quand... un râle, derrière elle. Presque un gémissement. C'était maintenant où jamais, l'homme sortait. Bruit de pas affaibli dans son dos. Tant pis, elle abandonna sa proie, sauvant sans qu'il le sache un marin aviné, se retournant avec la vitesse d'un félin. Dans la rue qui bordait le dos de l'auberge, un homme titubait en gémissant. Elle se glissa entre deux murs étroits, les bruissements silencieux de sa cape frôlant les pierres sales, jusqu'à entrevoir l'inconnu. La capuche de sa cape noire recouvrait entièrement son visage, son corps était courbé vers l'avant, comme s'il avait reçu une balle dans l'estomac, son pas incertain. Sa respiration était saccadée, il était visiblement très affaibli. Sans savoir pourquoi, alors qu'elle aimait habituellement le combat, une excitation féroce s'empara de la vampire, force qu'elle ne put contrôler, et elle se jeta sur l'homme. Elle lui tomba dessus comme un aigle et entendit avec délectation son exclamation étouffée. Il s'effondra à terre sous son poids, et elle déchiqueta sa capuche, cherchant la veine de son cou avec précipitation, quand une main, solide, rugueuse, la prit à la gorge avec une force démesurée par rapport à l'état de l'homme. Avait-il fait semblant d'être faible, s'il était capable de l'étrangler d'une main? Elle suffoqua, et posa ses yeux sur lui. Le visage de l'homme était entièrement balafré, usé, son cou rempli de cicatrices, mais ses yeux brillants et un sourire mauvais glissait sur ses lèvres barrées d'une fine cicatrice. Sa voix était brisée, mais bien nette, et sa main enserrait suffisamment le cou de Pallas pour la maintenir à distance, au-dessus de lui.
« Tiens, « princesse »... »
Il avait parlé sur le ton de la conversation, comme si deux vieux amis s'étaient retrouvés après une soirée arrosée, et Pallas redoubla de rage, sans chercher à comprendre comment un simple humain pouvait la connaitre. Mais la pression de la main de l'homme sur sa gorge était trop forte, et, elle le remarquait seulement maintenant, chauffée à blanc. Son regard prit une teinte blanche, et, effrayée, elle tenta de se dégager. L'homme referma encore un peu plus son étreinte.
« Non, non, non. Va jusqu'au bout. Bats-toi. »
Son incitation au combat était féroce, agressive. Sa main et tout son bras rempli de muscles qu'elle n'avait pas aperçus avant de l'attaquer semblaient aspirer ses forces, et elle se sentait près de mourir. L'homme se redressa sans la lâcher, approchant son visage tout près du sien. Elle pouvait à présent voir danser des serpents au fond de ses pupilles noires, et elle réprima un cri d'horreur. Elle avait attaqué, sans le savoir, stupidement, un sorcier.
« Quelqu'un m'a déjà tué avant toi, princesse, c'est dommage. »
Pallas aurait du agoniser et mourir, mais quelque chose semblait retenir ses forces de la quitter pour de bon. Une magie puissante.
« Sois plus prudente quand tu chasses l'humain, Pallas Almqvist. La moindre erreur est souvent fata... »
De toute évidence, ce sorcier allait bientôt mourir. Et, quand il aurait enfin laissé échapper son dernier râle, la pression sur sa gorge disparaitrait et elle pourrait s'enfuir.
« L'envie me prend, pour fêter ma mort, de te révéler un secret qu'on nous a interdit de révéler, princesse. »
A bout de souffle, Pallas n'avait rien d'autre à faire que de le regarder, de l'écouter.
« Ta mère, la protégée Kjerstin, n'a pas été tuée par un sorcier. »
Il la rapprocha violemment de lui, jusqu'à ce que leur nez se touchent presque.
« C'est son propre père adoptif, Torhild Svendsen, qui l'a assassinée, parce qu'elle avait fait un enfant avec un sorcier... »
Dans un gémissement désespéré, Pallas essaya de s'échapper, mais il la retint plus fort encore, la soumettant comme un vulgaire oiseau.
« Tu comprends? N'as-tu jamais remarqué des pouvoirs en toi qui n'existent pas chez les vampires de ton clan? »
Dans un flash épouvanté, Pallas se vit, dans sa chambre, soulever un miroir et le déplacer de quelques mètres, puis s'évanouir de fatigue. Un rire rauque de chien galeux s'échappa de la gorge du sorcier, et il fut secoué par le râle de la mort qui approchait.
« Ah, ah, ah »
La force qui enserrait le cou de Pallas faiblissait, et elle en profita pour se secouer violemment, tentant de lui échapper. Il serra plus fort en se jetant contre elle.
« Regarde moi Pallas Almqvist, regarde moi, et vois ce que les vampires ont fait de moi, regarde moi. »
Mais, déjà, la mort recouvrait à moitié le sorcier de son châle froid, et la pression se libéra. Pallas bondit, en courut, courut aussi vite qu'elle le pu entre les ruelles, poussa violemment les grilles de fer de l'entrée du château, se jeta dans les jardins noirs et froids. Elle ne s'arrêta qu'une fois agenouillée sous le plus vieux chêne, le coeur près de s'arrêter, la lune blafarde éclairant son visage baigné de larmes.

Torhild sursauta, et la gifla avec force.
« Comment oses-tu t'adresser ainsi à ton tuteur, petite idiote écervelée! »
Il crachait, il fulminait. Le désir sauvage de faire le mal s'empara de lui, en regardant avec haine ce petit visage blanc détruit, et il sut qu'il était inutile de mentir, inutile de rassurer, inutile de protéger. Le mal ancestral tout entier s'était glissé en lui. Il lui tourna autour, comme un félin guette sa proie.
« Ta mère nous a déshonorés, ta mère a souillé son sang et la confiance de l'Essaim. Apprend que les vampires ne se mélangent pas aux sous-hommes. »
Il se délectait de ses paroles, espérant du mieux qu'il pouvait qu'elles transperçaient sa protégée comme des poignards d'argent, qu'elles lui faisaient mal.
« Oui, oui, oh oui, j'ai tué ton père. Un sorcier arrogant qui essayait d'asservir notre race. Et ton idiote de mère ne voyait rien, rien, aveuglée qu'elle était par... Non. Ne parlons plus des choses qui fâchent, ma douce Siri. Je t'ai protégée, je t'ai faite vivre, je t'ai donné la chance démesurée d'être une créature de Satan, et je me rends compte à présent que tout cela n'était... pas nécessaire. »
Brutalement, Pallas cessa de regarder le sol et posa un regard affolé sur Torhild. Le rictus bestial qui précédait le meurtre trônait sur son visage et tordait sa bouche. Sans lui laisser le temps, dans un cri, elle le repoussa de toutes ses forces. Le vampire chancela sans tomber, et, dans un rugissement, se jeta sur elle. Pallas distribua des coups de griffes partout devant elle, sur le côté, en haut, en bas, au milieu, tandis qu'elle s'entait deux dents pointues comme des aiguilles s'enfoncer dans sa nuque. Elle rugit, et, sans qu'elle le maitrise, Torhild fut soulevé du sol. Surpris, il la regarda, flottant à quelques mètres au-dessus d'elle, et Pallas se sentit défaillir. Dans un ultime effort, elle le souleva encore plus haut,et lâcha tout. Torhild s'écrasa à terre dans un craquement sinistre, mais elle savait qu'il n'était pas mort. On ne tuait pas aussi facilement un vieux vampire surpuissant. Seul l'instinct de survie l'empêcha de s'évanouir et elle prit la fuite. Elle courut dans les couloirs, ses pas précipités affolant les murs sages, descendit les marches de marbre de l'entrée en les survolant presque, se jeta de tout son poids contre la grille, et se perdit dans la ville, à la recherche vitale d'un endroit où se cacher.

« Torhild est furieux. Il a lancé Andor et Roar sur tes traces, et il a promis des poignards d'opale à quiconque lui ramènerait ta peau. »
Pallas sirota son breuvage, son regard fixant sans ciller celui de Hege.
« Et un poignard d'opale ne t'intéresse pas, Hege? »
« Je préfère ma princesse à cent poignards d'opale. »
Il posa sa main sur la sienne, mais elle la retira à contrecœur.
« Pour l'amour du ciel, Hege, je ne suis pas princesse, je ne le serai jamais. Oublions ça, je quitte le pays. »
« Je viens avec toi. »
« Ne sois pas ridicule. Il te chasserait, toi aussi. »
« Que veux-tu que ça me fasse? »
« Eh bien, ça te tuerait, pour tout te dire. »
« Sans toi, la vie perdra déjà le peu de sens que j'ai réussi à lui donner. »
Pallas évita de croiser son regard, cherchant par tous les moyens une réponse suffisamment blessante pour l'éloigner d'elle, contrer ses projets.
« Hege, tu le fais exprès? Je ne pars pas en vacances, je pars me cacher. Comment ferai-je pour être invisible, affublée d'un grand vampire comme toi? Tu ne servirais qu'à nous faire remarquer. »
Si une autre fille que Pallasiri Almqvist avait parlé ainsi à Hege Sorksengaard, sûrement serait-elle morte. Mais Hege cilla.
« Je vois. »
Au prix d'un immense effort, Pallas vida sa chope et se leva à demi, penchée sur Hege.
« Je pars cette nuit, à minuit pile. Un passeur m'attend à l'orée de la forêt. Je compte sur toi pour inciter les autres à me chercher en ville. »
« Oui Siri. »
Son regard triste la suppliait de l'embrasser une dernière fois, mais elle lui tourna le dos sans un regard de plus. Elle monta dans la chambre minuscule qu'elle avait louée sous les toits de l'auberge, et posa ses yeux sur sa valise. Un simple baluchon qu'avait pu lui procurer le patron, dans lequel elle avait glissé quelques habits de rechange que Hege lui avait fait parvenir et un peu de nourriture. Dans sa hâte de s'enfuir du château, elle n'avait pas emporté d'argent. Elle regarda l'heure. Dix heures moins dix du soir. Elle repensa à Hege, son amoureux, désormais partie intégrante du passé. Elle ne s'en voulait pas. Pas même de lui avoir menti sur son heure et son lieu de départ. Qui sait ce que pouvaient créer le chagrin et l'appât du gain, le rêve embrumé d'une vie meilleure? Hege était si malheureux, et, elle le croyait sans hésiter, le maigre sens de sa vie s'en irait en même temps qu'elle. Elle noua son balluchon et le posa sur son dos, sous sa cape. Elle attacha ses cheveux en un chignon serré, et rabattit sa capuche sur sa tête. Dans dix minutes, le bateau qu'elle attendait l'emmènerait jusqu'en Angleterre.

« Les lycans se sont réveillés. La guerre approche. »
Sous une pluie londonienne, froide et sèche, dans les lueurs pâlottes des lampadaires, brillait l’arrière salle faiblement éclairée d’un restaurant japonais. Caren avait demandé à Pallas de rester après la plonge, prétextant une discussion importante. Seules attablées au milieu des fours refroidis et de la vaisselle propre, éclairées par une bougie qui tressaillait au centre de la table, elles parlaient à voix basse. Les loups-garous étaient sortis de leurs cachettes et se montraient au grand jour, harcelant les humains plus que de besoin, défiant les sorciers qui se montraient de plus en plus hostiles et violents à leur tour. Les chasseurs avaient fait le plein de munitions et même de balles d’argent et tiraient à bout portant sur les êtres de la nuit. Déjà des centaines de victimes, les familles de vampires s’unissaient pour plus de forces, où se déclaraient soudainement une guerre sanguinaire. Tandis qu’elle regardait Caren, Pallas réfléchissait à toute vitesse.
« A présent qu’il n’a plus autant besoin de se cacher, Torhild va me traquer au grand jour. »
Caren fronça les sourcils.
« J’ai un oncle qui se cache depuis des années dans une forêt du Yorkshire. Je vais lui demander s’il peut t’accueillir. »
Pallas fit un geste de la main.
« Torhild sait que j’ai peur de lui, et que je me cache dans des endroits reclus et isolés. C’est là qu’il me cherche. Je crois que la meilleure façon de me cacher, c’est d’aller… au cœur des événements. »
Caren se redressa, outrée.
« Ne sois pas ridicule. Aberdeen est plus dangereuse qu’aucune autre ville, les chasseurs sont à chaque coin de rue, tu as envie de finir tuée par un sorcier ? »
Pallas ne put réprimer un sourire.
« Je connais Torhild. C’est un conservateur raciste, il veut que je sois tuée par un vampire, et que notre race soit lavée de l’affront qu’elle a subi. Si je suis tuée par un sorcier, il le saura, il le retrouvera, il le tuera. En quelque sorte, ma mort sera vengée, non ? »
Face au sourire de Pallas, Caren se rongea les ongles.
« Es-tu bien sûre de vouloir fréquenter la mort d’aussi prêt ? »
« Je la frôle chaque jour, chaque heure depuis ma naissance. Sans le savoir, j’ai été bercée entre les mains d’un assassin. »
« La vie est rude à Aberdeen. Tu as des contacts là bas ? »
« Je crois qu’il faut que j’évite de fréquenter les vampires. Je dois me rapprocher des personnes les moins susceptibles d’être soudoyées par Torhild. Tu as raison, la vie est dure Aberdeen, et il faut pardonner aux vampires de troquer leur honneur en échange d’un litre de sang pur… »
Caren poussa une exclamation dédaigneuse.
« Je n’arrive pas à croire que tu les défendes. »
Mais déjà, Pallas ne l’écoutait plus.
« Je dois trouver un bateau pour les Etats-Unis. »
« N’importe quoi. Les chasseurs fouillent tous les bateaux qui entrent sur le territoire, c’est là que se cachent les vampires dissidents. »
« Tu as une autre solution ? »
Caren soupira.
« Oui. Je vais te donner toutes mes économies, et tu vas prendre un avion. Tu y seras en sécurité. »
« Toutes tes… Caren, ne sois pas idiote, la vie à Londres est dure, elle aussi. »
Ce fut au tour de Caren de sourire.
« Aucun vampire ne passe plus inaperçu qu’au cœur de Soho. Et puis, j’ai une situation, je me referai un petit pactole d’ici peu. »
Puis, devant le regard perplexe de son amie,
« Allons, ce n’est pas ma tête que Torhild veut accrocher au-dessus de sa cheminée ! »
« Je ne peux pas accepter. »
« Je ne te donne pas le luxe de refuser. »
Face à sa détermination, Pallas adressa à Caren un regard profond, qui signifiait « jamais je n’oublierai ce que tu as fait pour moi ».
L’avion de Pallas décollait le surlendemain, à neuf heures du soir.

Aberdeen n’avait plus rien de ce à quoi elle avait pu ressembler dans le passé. Le soleil avait cessé d’inonder les rues terreuses de chaleur, les hommes avaient arrêté de cultiver les terres. Une nuit et une désolation apocalyptiques régnaient sur la ville et sur la majorité de Gray’s Harbor, les villes frontalières, très inquiètes, avaient fermé leurs entrées aux habitants en désir de fuir. Beaucoup d'humains vivaient avec la peur de tomber sur un lycan, tapit dans le noir au détour d’une rue, peur d’offenser malencontreusement un sorcier sur une place bondée, peur de se trouver près d’un combat où serait mêlé un lycan, peur de la colère imprévisible des chasseurs, dont certains, par arrogance, se déplaçaient sur des chevaux noirs aux selles rouges. Depuis la révélation des lycans, certains humains devenaient paranoïaques et en venaient presque à croire en l'existence des vampires. Ces derniers étaient donc une cible potentielle des haines humaines, qui lynchaient les personnes les plus jeunes, les plus pâles, les plus solitaires et "étranges" quand ils arrivaient à les attraper - qui n'étaient le plus souvent pas des vampires mais bien des humaines dont le seul crime était de ressembler aux vampires des livres imagés. Les meurtres entre familles de vampires étaient sanglants et répugnants, tellement que les commères refusaient de les relater, se contentant de les mentionner brièvement. Du sang empoisonné circulait sous les manteaux, faisant parmi les vampires un nombre de morts inquiétant. Les humains se procuraient des pieux et des balles d’argent, et il était de plus en plus difficile pour les vampires de risquer leur vie en allant chasser. Certains disaient qu’il s’agissait là de la guerre entre Dieu et Satan. Idiots. Dieu et Satan n’étaient pas des joueurs d’échecs passifs en train d’avancer leurs pions sur le terrain. Dieu et Satan jouaient, pariaient, créaient des créatures qui les dépassaient et s’en amusaient. Artistes fous, sculpteur au-dessus de tout. Peu leur importait les notions de vie et de mort, qu’ils ne connaissaient pas, dans leur univers infini. Ils savaient qu’une fois les races de la terre entretuées, de nouvelles renaitraient alors, et ce qu’on appelle le « cycle de la vie » recommencerait, à jamais. Dieu et Satan ne font pas dans le détail, figurez-vous.