Journal intime de Sybille de Saint-Allier, novembre 1993.
Depuis quelques jours, Père et Mère ne cessent de me pousser à m’entraîner à utiliser mon don. Je ne sais pas si quelque chose de spécial se prépare mais je sens comme une sorte de fébrilité au domaine. Les domestiques vont et viennent, plus occupés que jamais, mes professeurs particuliers sont progressivement rejetés – temporairement, dit Mère – et mes livres de latin et d’histoire ont été remplacés par les grimoires que nous ne sortons habituellement que deux à trois fois par an. C’est Père qui s’occupe de m’apprendre toutes ces choses dont je ne peux parler auprès de mes autres enseignants.
J’ai toujours su que je n’étais pas une petite fille comme les autres. Ou plutôt, comment devrais-je être pour être « comme les autres » ? Je ne vois pas beaucoup de gens de mon âge, hormis mes cousins et parfois les enfants des domestiques. Je ne vais pas à l’école et toutes mes activités se déroulent dans le domaine. Équitation, ballet, musique, peinture, escrime. Parfois, j’ai l’impression de vivre dans un autre monde, surtout quand je vois les fils et les filles de nos domestiques qui écoutent de la musique dans des baladeurs de cassettes alors que la mienne sort directement du piano ou du violon. Je les entends parler d’émissions de télévision que je ne connais pas ou se raconter des anecdotes qui me paraissent relever de la science-fiction.
Mes parents m’ont toujours choyée. Trop, peut-être. Parce que je possède le don familial, ils ont fait de moi une enfant à préserver et à présenter au monde quand elle serait capable de montrer toute l’étendue de son pouvoir. Et je crois que toute cette agitation autour de moi vient de là, on va bientôt m’évaluer, mesurer mes pouvoirs et ma progression.
Je ne crois pas regretter le début de mon existence. Je n’ai que treize ans et je sais déjà tant de choses ! Mon éducation et mon patrimoine familial me permettent de vivre dans le luxe et le confort. Je devrais peut-être avoir d’autres préoccupations – les garçons, comme Amandine, la fille de notre cuisinière, ou bien le maquillage, comme Stéphanie, son autre fille – mais je passe tout mon temps à étudier tout ce qui ne doit plus s’apprendre à l’école de nos jours. Je redoute presque le jour où je serais majeure et livrée à moi-même dans le monde…
Conversation surprise entre Monsieur de Saint-Allier et sa femme par leur fille, mai 1996.
« Ses dons sont de plus en plus puissants. Le professeur Blackmore en a été bluffé !
- Il ne sera pas venu de Londres pour rien.
- Non, et il y est reparti en me laissant une offre.
- Une offre ? De quelle nature ?
- Il souhaite prendre Sybille en apprentissage. Lui enseigner « d’autres méthodes ».
- Vraiment ? Et quelles « autres méthodes » aurait-il à lui enseigner ? Votre famille est l’une des plus anciennes et des plus puissantes.
- C’est bien ce que je lui ai dit, Anne-Sophie.
- Et ?
- Il s’est contenté de sourire.
- Qu’avez-vous répondu, alors ?
- Que nous considérerions la question.
- Je ne fais pas confiance à cet homme.
- Moi non plus. Il fait partie des plus puissants nécromanciens de ce monde mais je doute que ses motivations soient les mêmes que les nôtres.
- Dans ce cas, nous ne lui laisserons pas Sybille. Je la crois assez intelligente pour ne pas se laisser influencer mais quand bien même ! Souvenez-vous de votre grand-oncle Vianney… »
Journal intime de Sybille de Saint-Allier, juin 1999.
Ai-je vraiment eu le choix ? C’est la question que je me pose, parfois. Ma vie n’a toujours été qu’une suite de désirs ordonnés par mes parents. Ma seule décision personnelle fut celle de mes études et, maintenant que j’y suis, que je viens d’en valider ma première année, je m’interroge sur ce prétendu choix. Je crois que même avec la plus grande volonté du monde, je ne pouvais échapper à ce « choix ». C’est vrai, comment aurais-je pu choisir de commencer des études d’ingénieur en physique nucléaire ? Ou de vétérinaire ? Ou encore vouloir devenir hôtesse de l’air ? On a fait en sorte de m’intéresser aux sujets qui me définissaient en tant que nécromancienne et, même aujourd’hui, je n’imagine pas ma vie sans ce don, sans ce pouvoir qui coule dans mes veines.
L’anthropologie s’est imposée comme une évidence. Bien sûr, j’aurais pu choisir une voie facile dans la médecine légale et travailler avec la police (facile, quand on peut réveiller un mort pour lui demander poliment comment il a été tué et par qui) mais étudier la mort dans les différentes sociétés et religions me paraissaient bien plus satisfaisant pour quelqu’un comme moi. Mieux comprendre les rites funéraires, mieux connaître les cultes me semble être le meilleur moyen de progresser dans la nécromancie. J’aime le défi que représente cette quête du savoir.
Même si ça n’a jamais été véritablement mon choix.
Journal intime de Sybille de Saint-Allier, janvier 2004.
J’ai rencontré un homme. N’ayez crainte, ce journal ne se transformera pas en celui d’une midinette. En réalité, même s’il est très séduisant, il ne fait pas partie de mes conquêtes. Pas encore, peut-être. En tous les cas, cet homme était au domaine la première fois que nous nous sommes rencontrés. Je rentrais dans ma famille pour les vacances de Noël, tradition oblige, et cet homme était là. Selon les dires de Mère, il était arrivé quelques jours avant moi pour rencontrer notre famille. « Un jeune nécromancien en quête de réponses », voilà comment elle me le présenta.
Je n’avais plus rencontré de semblables depuis mon adolescence où de nombreux Nécromanciens se rassemblaient dans notre salon pour échanger et me voir à l’œuvre. Je me souviens encore de ce monsieur Blackmore, un anglais qui m’avait presque séduite avec ses paroles enduites de venin. Mais ce visiteur était différent. Fascinant et rare, du fait de sa non-appartenance à une famille de nécromanciens. Et comme je l’ai dit, séduisant. Ce doit bien être la première fois que je me suis sentie un peu gênée, presque réservée, avec un homme qui me plaît. Avec tout ce que j’ai pu raconter sur mes aventures étudiantes, cela doit bien vous étonner. Mais passons.
Nous avons beaucoup discuté et je crois qu’il a trouvé certaines des réponses qu’il recherchait. Je crois aussi que nous n’avons pas grand-chose en commun, hormis notre condition. Mais je crois malgré tout être un peu plus midinette que je ne le croyais…
Carte postale envoyée par Mathilde de Saint-Allier, juin 2011.
Chère cousine,
Me voici cette fois à Aberdeen, dans la baie de Grays Harbor. Mon grand périple des États-Unis touche bientôt à sa fin, puisque je redescends dans quelques jours vers Los Angeles. Je n’ai pas grand-chose à dire sur cette petite ville de l’état de Washington mais je tenais à t’envoyer cette carte que je trouve particulièrement jolie. En attendant de te retrouver pour te raconter en détails ce voyage, je t’embrasse bien fort !
See you soon !
Mathilde.
Journal intime de Sybille de Saint-Allier, août 2011.
Nous n’avons plus de nouvelles de Mathilde depuis trois longs mois. Son retour à Paris était prévu à la fin du mois de juin et, lorsque je suis allée la chercher à l’aéroport, elle fut la seule passagère à ne pas avoir été enregistrée sur le vol malgré sa réservation. Nous passâmes plusieurs jours à tenter de la contacter. Son téléphone ne répondait pas et personne ne savait nous dire où elle pouvait se trouver. Notre seul indice était sa dernière carte postale. Celle qu’elle m’avait envoyée depuis Aberdeen, dans l’état de Washington.
Malgré les mises en garde de mes parents, j’ai décidé de rejoindre les États-Unis. Je crois qu’ils ne comprennent toujours pas que je suis une grande fille et que je n’ai plus besoin d’eux pour devenir ce que je veux et faire ce qu’il me plaît. De plus, je suis la seule à pouvoir retrouver Mathilde et à faire la lumière sur sa disparition puisque même la police locale n’est pas en mesure de nous dire quoi que ce soit.
Après toutes ces années passées dans les bibliothèques, les universités et les musées du monde entier, changer d’air me fera du bien. Même si je n’aime pas beaucoup mettre en pratique mes pouvoirs, je ressens comme une envie de les mettre à nouveau à profit. Et je crois que la nécromancie ne sera pas de trop dans cette enquête.
Je crains tout de même ce voyage et ce que je pourrais découvrir dans cette affaire. Mais cela n’entachera pas ma détermination à découvrir la vérité, peu importe les dangers que cela impliquera.